Euthanasie en Belgique : une nouvelle étude pointe les dérives de la loi

Auteur / Source : Publié le : Thématique : Fin de vie / Euthanasie et suicide assisté Actualités Temps de lecture : 5 min.

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Les dérives en matière d'euthanasie en Belgique ne sont pas seulement dénoncées par certains commentateurs étrangers. Le Journal of Medicine and Philosophy a récemment publié l'étude de trois chercheurs à l'Université de Gand, intitulée « Euthanasie en Belgique : Lacunes dans la loi et son application, et dans le contrôle de sa pratique ».

Kasper Raus, docteur en philosophie spécialisé dans l'éthique des soins en fin de vie, Bert Vanderhaegen, aumonier en chef à l'Hôpital universitaire de Gand et Sigrid Sterckx, professeur d'éthique, s'appuyent sur des recherches empiriques réalisées depuis la dépénalisation de l'euthanasie, et livrent une analyse méticuleuse des failles que contient la loi relative à l'euthanasie. Même si l'adoption de la loi en 2002 a fait l'objet d'importants débats parlementaires, les discussions politiques et sociétales perdurent à propos de son élargissement, montrant par là que son interprétation et son application sont loin d'être réglées.

Les auteurs partent du constat de changements dans la pratique de l'euthanasie et du recours croissant à ce geste. « Nous sommes d'avis que ces changements sont en partie liés au fait que plusieurs conditions de la loi sur l'euthanasie censées fonctionner comme garde-fous et garanties procédurales, en réalité, échouent souvent à fonctionner de la sorte. Nous croyons que ceci est éthiquement et juridiquement problématique et devrait préoccuper tout le monde, peu importe sa position sur la justification éthique de l'euthanasie en général. »

Les experts analysent ainsi l'application de trois garde-fous :

1. Les critères de soins tels qu'ils sont définis par la loi

Pour voir sa demande d'euthanasie acceptée, la situation médicale du patient doit correspondre à un certain nombre de critères, parmi lesquels :

a) Une demande volontaire, réfléchie et répétée

Les auteurs notent que ni la loi, ni aucun outil standardisé de la Commission Fédérale de Contrôle et d'Évaluation de l'euthanasie (ci-après : la Commission) ou d'organisations médicales professionnelles, ne précisent comment le médecin doit s'assurer du caractère volontaire et réfléchi de la demande d'euthanasie du patient. Ceci pose question par rapport à la fiabilité de l'évaluation du médecin.

b) Une souffrance constante et insupportable, qui ne peut être soulagée

Les auteurs rappellent tout d'abord que ce critère – en partie subjectif - est entouré d'autres critères (comme l'incurabilité) qui quant à eux sont cliniques et doivent évidemment être respectés. Ensuite, même si l'évaluation de la douleur par le patient lui-même est nécessaire, l'implication du médecin dans cette évaluation a toute son importance (ex : outils d'évaluation de la douleur, lignes de conduite pour évaluer la souffrance psychiatrique). Les auteurs mettent en garde contre une interprétation exclusivement subjective de ce critère : « Si un patient refuse un traitement particulier dont le médecin traitant estime qu'il pourra aider à soulager la souffrance, on peut dire que le patient expérimente de la souffrance, mais pas qu'il expérimente de la souffrance ne pouvant être soulagée ».

c) Une maladie grave et incurable

L'amplitude à donner au terme « maladie » ne ressort pas clairement de la loi. La Commission semble y donner une acception large, puisqu'elle y inclut des malformations congénitales ainsi que des « symptômes, des découvertes cliniques inhabituelles et des résultats de laboratoire qui n'ont pas d'autre classification » (Rapport 2020, p. 5). Par ailleurs, les auteurs constatent que l'euthanasie pour polypathologie (concurrence de plusieurs pathologies, y compris divers symptômes liés au vieillissement) devient de plus en plus commune et s'applique dans 71% des cas à des personnes âgées de plus de 80 ans. On apprend ainsi que « sur base d'une acception large de la notion, des commentateurs avancent que le concept peut aussi recouvrir la fatigue de vivre ».

Les auteurs observent ensuite que selon la Commission, le patient peut refuser un traitement curatif sans que cela ne l'empêche d'accéder à l'euthanasie, s'il estime insupportables les effets secondaires de ce traitement. Cette « interprétation subjective de l'incurabilité par le patient » est clairement en mesure de changer la pratique de l'euthanasie. En effet, le critère médical d'incurabilité s'en trouve détourné en critère subjectif du caractère insupportable des traitements proposés. Or, poursuivent les auteurs, le rôle des médecins « ne devrait pas être réduit à répondre simplement aux demandes de leurs patients, au risque d'en arriver à une instrumentalisation pure et simple des médecins ». Le patient a évidemment droit à refuser un traitement, mais ce refus ne devrait pas automatiquement lui ouvrir la voie vers l'euthanasie.

Cette interprétation de la Commission est d'autant plus problématique par rapport aux patients psychiatriques, s'inquiètent les auteurs, pour lesquels il est difficile sinon impossible d'établir qu'il n'y a plus aucune possibilité d'amélioration chez un patient psychiatrique. Contrairement à la Commission, les directives de l'Association flamande de psychiatrie requièrent que tous les traitements indiqués aient été essayés, et pas seulement abordés avec le patient. D'ailleurs, ces directives préconisent un délai de minimum 1 an entre la demande et l'euthanasie, alors que le rapport 2018 de la Commission révèle que pour 60% des cas psychiatriques, l'euthanasie a été pratiquée dans les 3 mois après la demande.

2. La consultation d'une second voire d'un troisième médecin

Pour rappel, la loi exige la consultation d'un deuxième et d'un troisième médecin spécialiste de la maladie du patient si la mort de ce dernier n'est pas prévue à brève échéance. Les auteurs notent que selon la Commission, un médecin généraliste peut être considéré comme spécialiste si le patient souffre de polypathologies. Une interprétation jugée dangereuse par les auteurs, qui pointent le cas où, par exemple, un patient présenterait une maladie psychiatrique en plus d'autres affections. Il se pourrait alors qu'aucun psychiatre ne se prononce par rapport à la demande d'euthanasie, mais uniquement des médecins généralistes.

Par ailleurs, les auteurs rappellent que l'avis du second ou du troisième médecin n'est pas contraignant, ce qui veut dire qu'une euthanasie pourrait très bien être pratiquée nonobstant l'avis négatif des médecins consultés. Les experts doutent que ce mécanisme garantisse que l'euthanasie sera pratiquée en conformité à la loi. De plus, les études montrent qu'une part non négligeable des euthanasies sont pratiquées sans la moindre consultation d'un autre médecin indépendant. Ces euthanasies ne sont ensuite pas déclarées à la Commission.

3. La déclaration des cas d'euthanasie à la Commission

2656 euthanasies ont été officiellement reportées à la Commission pour les années 2018-2019. Or, les recherches empiriques estiment qu'une euthanasie sur trois n'est pas déclarée, et que les euthanasies non déclarées sont pratiquées avec moins de précaution.

Les auteurs notent trois lacunes dans le formulaire de déclaration d'euthanasie que soumettent les médecins à la Commission :

- Le caractère anonyme du premier volet rend impossible la vérification de l'indépendance du second médecin consulté. Il conduit également à des situations où un membre de la commission, qui pratique lui-même des euthanasies, puisse se prononcer sur ses propres cas.

- Les rapports sont extrêmement concis : le médecin ne doit pas justifier en quoi il était convaincu que la souffrance ne pouvait pas être soulagée, ni expliquer les options thérapeutiques testées et/ou discutées avec le patient.

- L'avis des médecins consultés ne doit pas être joint. Il est brièvement résumé par le premier médecin. Or, si leur avis négatif n'est pas correctement présenté, il est fort peu probable que la Commission puisse exprimer des doutes quant à la légalité du cas.

Pour finir, les auteurs soulignent d'autres problèmes liés à la Commission : le manque de transparence sur sa manière de traiter les cas, son quorum de vote pour renvoyer un cas vers le Procureur (2/3) qui, combiné à sa composition, aboutit à ce que les médecins qui y siègent puissent de facto bloquer tout renvoi vers le Procureur. Selon plusieurs commentateurs, la Commission agirait dès lors non pas comme un filtre entre les médecins et le Procureur, mais comme un bouclier qui empêcherait le renvoi de certains cas problématiques. (voir Bulletin de l'IEB : « Il faut libérer la Commission euthanasie de l'emprise politique et idéologique »)

« Notre préoccupation est que le pouvoir discrétionnaire actuel de la Commission dans l'établissement de la légalité des cas d'euthanasie lui laisse en pratique un pouvoir considérable qui devrait normalement être la prérogative du législateur ou de la justice », concluent les experts. En témoigne la distinction établie par la Commission entre les conditions légales qu'elle considère « essentielles » et celles qu'elle estime non essentielles, comme l'avis d'un second médecin ou le délai d'attente. Lorsque ces conditions « non essentielles » ne sont pas remplies, la Commission n'estime pas nécessaire de renvoyer le cas au Procureur.

Le contrôle a posteriori des euthanasies est également remis en question dans l'article. Les auteurs rappellent que ce système, sensé inciter les médecins à déclarer leurs euthanasies, n'a pas fait ses preuves puisque le nombre d'euthanasies non déclarées reste très conséquent.

Le constat dressé par les auteurs est d'autant plus interpellant que l'objectif du législateur de 2002, en dépénalisant l'euthanasie, était de mettre fin aux euthanasies clandestines et de limiter l'euthanasie à des cas exceptionnels. Ces deux objectifs restent cependant bien loin de la réalité.

Pour une analyse critique du dernier rapport de la Commission euthanasie par l'Institut Européen de Bioéthique, voir cette Note de synthèse.