Analyse - Affaire Mortier : que dit la Cour européenne des droits de l'homme de la loi belge sur l’euthanasie ?

Auteur / Source : Publié le : Thématique : Fin de vie / Euthanasie et suicide assisté Actualités Temps de lecture : 8 min.

 Imprimer

Dans un arrêt rendu ce mardi, la Cour européenne des droits de l’homme considère que la Belgique a violé le droit à la vie d’une patiente euthanasiée pour cause de dépression en 2012.

Cette affaire Mortier c. Belgique – du nom du requérant, fils de la personne euthanasiée – constituait la première affaire dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme était amenée à apprécier la compatibilité d’une euthanasie déjà pratiquée avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Tom Mortier invoquait la violation du droit à la vie de sa mère, protégé par l’article 2 de la Convention, et du droit au respect de sa vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention.

Tout en considérant que les conditions prévues par la loi belge sur l’euthanasie ne sont pas contraires à la Convention, la Cour estime néanmoins que, s’agissant de l’euthanasie de la mère du requérant, le contrôle a posteriori était inopérant. De ce fait, les juges concluent à l’unanimité à la violation du droit à la vie par la Belgique, dans la mesure où les autorités n’ont pas pris les mesures positives qui s’imposaient pour protéger ce droit.

 

La CEDH ne confère pas de droit à l’euthanasie, mais permet celle-ci sous conditions

La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure, en vertu de laquelle il n’existe pas de droit à mourir avec l’assistance d’un tiers ou de l’État (§ 119, voy. les arrêts Pretty c. Royaume-Uni et Lings. c. Danemark) au sens de la Convention. Réciproquement, aux yeux des juges majoritaires, le droit à la vie tel que consacré par la Convention n’interdit pas en soi la pratique de l’euthanasie (§ 138).

Le juge Serghides, dans son opinion partiellement dissidente, se démarque de cette interprétation évolutive et considère que « si les rédacteurs de la Convention avaient voulu faire figurer l’euthanasie dans la liste des exceptions au droit à la vie, ils l’auraient incluse » dans la Convention, ce qui n’est pas le cas.

 

En l’espèce, la Cour considère que la pratique de l’euthanasie telle que dépénalisée par la Belgique peut être considérée comme compatible avec la Convention, sous réserve du respect de trois conditions, à vérifier dans chaque cas (§ 141) :

« l’existence dans le droit et la pratique internes d’un cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie conforme aux exigences de l’article 2 de la Convention »

« le respect du cadre législatif établi dans le cas d’espèce »

« l’existence d’un contrôle a posteriori offrant toutes les garanties requises par l’article 2 de la Convention »

 

Le cadre législatif belge est jugé conforme à la CEDH, y compris pour l’euthanasie en cas de dépression

En premier lieu, selon les juges majoritaires, les conditions mentionnées dans la loi belge s’avèrent compatibles avec le droit à la vie. La Cour tient également compte des exigences supplémentaires prévues lorsqu’un patient demande l’euthanasie pour cause de souffrance psychique et non physique, alors que sa mort n’est pas attendue à brève échéance (§ 148-153). La Cour cite notamment le délai d’un mois requis entre la demande formelle d’euthanasie et l’acte d’euthanasie, ainsi que l’exigence relative à la consultation d’un médecin supplémentaire, indépendant tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant, et qui doit être compétent quant à la pathologie concernée (§ 151).

 

L’euthanasie litigieuse est jugée conforme au cadre légal

Sur le deuxième critère, la Cour conclut à l’absence de violation du cadre légal dans le cas de l’euthanasie de la mère du requérant.

Le requérant alléguait pourtant que sa mère avait effectué un don en faveur de l’association pro-euthanasie LEIF, dont le président n’était autre que Wim Distelmans, le médecin qui l’euthanasiera quelques jours plus tard.

Les juges majoritaires se contentent d’indiquer que 2500€ ne constitue pas un montant susceptible de démonter un conflit d’intérêts, et que le don est intervenu après la demande d’euthanasie (§ 161), sans fournir davantage d’arguments sur ce plan.

Quant au manque d’indépendance des deux médecins consultés, la Cour ne voit aucun problème dans le fait que ceux-ci étaient, tout comme le Professeur Distelmans, membres de l’association militante LEIF. En effet, selon la Cour, de nombreux médecins ont suivi une formation chez LEIF, « dont le but est d’assurer une fin de vie digne », aux termes de l’arrêt.

Il convient à cet égard de s’interroger sur la manière très orientée dont la CourEDH décrit en ces termes l’association LEIF, qui milite en réalité de façon continue pour l’extension de la loi belge sur l’euthanasie.

 

Le contrôle a posteriori est jugé non effectif et donc contraire au droit à la vie de la patiente

Si la Cour valide le respect des deux premiers critères, tel n’est pas le cas pour le troisième critère relatif au contrôle a posterio de l’euthanasie.

En l’espèce, la Cour note que le Professeur Distelmans, qui a pratiqué l’euthanasie sur la mère du requérant, siégeait dans la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, en tant que vice-président, y compris lors de la réunion durant laquelle a été examinée la légalité de l’euthanasie en question, sur la base de la déclaration qu’il avait lui-même complétée.

Aux yeux de la Cour, « le système de contrôle établi en l’espèce » n’offre pas de garantie suffisante d’indépendance (§ 178).

Le fait que le médecin siégeant dans la Commission doive « rester silencieux » lors de l’examen du premier volet (anonyme) de la déclaration d’euthanasie qu’il a effectuée ne constitue aucunement une garantie.

Pour pallier ce manquement, la Cour se permet de suggérer d’augmenter le nombre de membres composant la Commission, afin d’éviter que le médecin qui a pratiqué l’euthanasie siège lors de la réunion durant laquelle sera contrôlée la déclaration relative à cette euthanasie.

Une telle suggestion de la Cour s’avère non seulement surprenante, mais, plus fondamentalement, inopérante, dans la mesure où une proportion importante de médecins composant la Commission de contrôle pratiquent régulièrement des euthanasies. Pour être mise en œuvre, cette proposition impliquerait d’exclure ces médecins quasiment systématiquement de toute réunion.

Quant aux deux enquêtes pénales menées par la justice belge respectivement deux et sept ans après l’euthanasie, la Cour prend note de l’absence d’effectivité de la première (du reste reconnue par le Gouvernement belge), mais note que la seconde a « été suffisamment approfondie ».

L’absence d’indépendance de la Commission de contrôle et la durée de l’enquête pénale conduisent la Cour à conclure à la violation de l’article 2 de la CEDH, relatif au droit à la vie (§ 184-185).

 

Le droit à l’autonomie de la mère est privilégié au détriment du droit au respect de la vie familiale du fils

Enfin, le requérant considérait également que les manquements de l’État belge à protéger la vie de sa mère constituait une violation de l’article 8 de la Convention, sur le plan du droit au respect de sa vie familiale.

La Cour estime néanmoins que, dans la mise en balance entre le droit à l’autonomie de la mère et le droit du requérant à sa vie familiale, la Belgique a pu légitimement privilégier le droit à l’autonomie de la mère, qui ne souhaitait pas échanger avec son fils au sujet de son euthanasie à venir.

La loi belge n’impose en effet au médecin de s’assurer que le patient a pu s’entretenir avec ses proches que dans la mesure où celui-ci en a exprimé la volonté. Les médecins avaient d’ailleurs suggéré à plusieurs reprises à la patiente de contacter ses enfants.

La Cour insiste finalement sur le respect de la confidentialité et du secret médical, et conclut à l’absence de violation de l’article 8 de la CEDH (§ 207).

Dans leurs opinions dissidentes, les juges Serghides et Elósegui s’opposent quant à eux à cette « vision purement individualiste » du concept d’autonomie de la personne, sans que soient prises en compte les relations du patient avec ses proches, famille et amis, et l’impact de l’euthanasie sur ces derniers.

 

Conclusion : Un positionnement contradictoire de la Cour vis-à-vis de la pratique de l’euthanasie en Belgique

L’arrêt rendu par la Cour dans cette affaire Mortier c. Belgique s’avère important, dans la mesure où il s’agit de la première décision rendue à propos de la dépénalisation de l’euthanasie en Belgique. Cet arrêt intervient par ailleurs dans un contexte où se multiplient les études scientifiques arguant des multiples manquements liés à l’encadrement de l’euthanasie (voy. news IEB 09/02/2021).

Du double constat développé par la Cour, il ressort pourtant une contradiction flagrante. D’un côté, les juges strasbourgeois estiment que les conditions prévues par la loi belge ne posent aucune difficulté ; de l’autre la Cour reconnaît une absence de contrôle effectif a posteriori dans le cas d’espèce.

Or, les manquements pointés par la Cour s’avèrent récurrents, puisqu’ils concernent en réalité tous les cas d’euthanasies dans lesquelles sont impliqués des médecins membres de la Commission de contrôle (nombreux à pratiquer régulièrement des euthanasies).

Si l’arrêt insiste sur l’absence d’incompatibilité en soi du cadre belge sur l’euthanasie avec la CEDH, les manquements spécifiques qu’elle soulève témoignent en l’occurrence d’un problème proprement systémique s’agissant de l’absence de contrôle impartial et effectif de la légalité des euthanasies (voy. en ce sen le point 4 de l’opinion partiellement dissidente de la juge Elósegui).

Le fait que la Cour reconnaisse l’absence d’effectivité du contrôle a posteriori rend en réalité encore plus fondamentales les critiques soulevées quant au non-respect récurrent des conditions prévues par la loi belge sur l’euthanasie.

Comment, en effet, s’assurer du respect véritable de ces conditions, lorsque le contrôle de ces mêmes conditions par la Commission de contrôle et les autorités judiciaires est considéré comme inopérant par la Cour ?

Parmi ces conditions, la possibilité de considérer comme incurable une affection psychique – dans ce cas précis, la dépression – est l’objet de multiples débats au sein du monde médical. En témoigne la différence d’appréciation à ce propos entre, d’une part, les médecins qui ont suivi la patiente des années durant et, d’autre part, les médecins de LEIF impliqués dans son euthanasie.