Belgique : de la "vie préjudiciable" à la "grossesse préjudiciable"

Publié le : Thématique : Début de vie / Grossesse Actualités Temps de lecture : 3 min.

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Peut-on reconnaître un préjudice à une femme censée être sous contraception et qui tombe enceinte, même si la mère a décidé de mener sa grossesse à terme ? Autrement dit, le médecin responsable de l'échec de l'opération de stérilisation peut-il être tenu responsable du "préjudice" lié à la grossesse, alors que la mère a malgré tout choisi de garder l'enfant ?

Dans un arrêt rendu le 3 décembre 2020, la Cour d'appel de Liège confirme la notion de « grossesse préjudiciable », en précisant que le choix de mener la grossesse à terme (ou, autrement dit, de ne pas avorter du foetus) n'exonère pas le médecin de sa responsabilité face au "préjudice" lié à cette grossesse non planifiée.

 

Cette jurisprudence s'inscrit dans le cadre plus large de l'appréhension juridique de la vie, de la naissance et de la grossesse en tant que « préjudices », du point de vue de la responsabilité civile.

L'on rappellera la très médiatique affaire Perruche, du nom de la femme ayant accouché d'un enfant dont le handicap n'avait pas été diagnostiqué avant la naissance en raison d'une « faute » commise par le médecin. La Cour de cassation française reconnut à l'enfant, dans un arrêt de novembre 2000, le préjudice lié au fait que sa mère avait été empêchée de choisir de l'avorter en son sein, tenant compte du fait qu'il était handicapé.

 

La notion de « vie préjudiciable » avait alors fait l'objet d'une large levée de boucliers de la part de nombreux juristes, politiques et citoyens opposés à l'idée que la vie d'une personne, même handicapée, pourrait être considérée à elle seule comme un préjudice pour cette même personne. Le Code civil français s'était d'ailleurs rapidement vu enrichi d'un article L114-5 destiné à contrecarrer cette jurisprudence, et aux termes duquel « Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance ».

 

En Belgique aussi, en dépit de décisions similaires à l'arrêt Perruche, la Cour de cassation refuse, depuis son arrêt du 14 novembre 2014, de reconnaître l'existence d'un préjudice dans le chef de l'enfant né handicapé et dont le handicap n'avait, du fait d'une erreur du médecin, pas été diagnostiqué avant la naissance (voy. News IEB « Belgique : pas de dédommagement pour le fait d'être née handicapée » ; « Belgique : le préjudice de l'enfant né handicapé n'est pas réparable ».

 

L'arrêt rendu par la Cour d'appel de Liège en décembre 2020 intervient toutefois sur un autre plan, lié au préjudice subi par la mère : celui d'une « grossesse préjudiciable ». Précisons que l'enfant en question est né en bonne santé.

Si la vie de l'enfant – handicapé ou non – n'est plus ici considérée en elle-même comme un préjudice, la grossesse de la femme l'est bien, dans la mesure où cette grossesse non planifiée est notamment liée à l'erreur commise par le médecin durant l'opération de stérilisation de la femme.

La Cour d'appel de Liège précise que le médecin dont l'erreur médicale fait naître ce préjudice ne peut se voir exonéré de sa responsabilité dans le cas où la mère décide finalement de ne pas avorter et de faire naître l'enfant issu de cette grossesse non planifiée.

 

Ainsi, là où la jurisprudence Perruche reconnaissant la « vie préjudiciable » considérait que la faute menant à l'absence de possibilité d'avorter créait un préjudice chez l'enfant handicapé non avorté, la jurisprudence reconnaissant la « grossesse préjudiciable » considère que le fait, pour la femme, d'avoir été confrontée à cette grossesse non planifiée, constitue une "souffrance psychologique" impliquant un "dommage moral" préjudiciable pour la femme, même si elle a décidé de ne pas avorter.  La Cour reconnaît en l'espèce un dommage tant moral que matériel lié non seulement à la grossesse, mais aussi à l'accouchement (souffrance psychologique, incapacité de travail et frais d'hospitalisation).

Cet arrêt reconnaît que le choix de poursuivre sa grossesse ne peut être vu comme rendant la femme responsable du préjudice lié à cette grossesse non planifiée. Une conclusion inverse confronterait la femme à un dilemme insoutenable d'un point de vue moral : soit avorter, et voir le préjudice de cette grossesse non planifiée reconnu, soit ne pas avorter, mais perdre le bénéfice de la reconnaissance de ce préjudice. Selon la Cour, « la faculté de (faire) procéder à une IVG est une liberté discrétionnaire qui ne saurait se transformer en un devoir et il est exclu d'imposer à la mère d'y recourir en vue de limiter son dommage ».

En réalité, ce dilemme n'occulte-t-il pas la véritable question éthique au coeur de cette notion purement juridique de « grossesse préjudiciable » ? En l'occurrence, comment concevoir, en des termes éthiques, qu'une grossesse, à savoir l'accueil d'une vie naissante, constitue un préjudice indemnisable pour la femme ?

Sur le plan juridique, l'arrêt fait en l'espèce reposer le préjudice moral sur le caractère non planifié et, plus spécifiquement, non désiré de la grossesse. D'un point de vue éthique, toutefois, comment concevoir un préjudice lié à une grossesse (ou, en d'autres termes, à une vie naissante) sans considérer, d'une manière ou d'une autre, que la naissance et la vie de cet enfant sont liés à un préjudice ?

 

Voy. aussi le Dossier IEB « Préjudice d'être né, naissance handicapée » (décembre 2005)